Alors qu'on savourait un coucher de soleil exceptionnel qui donnait à la presqu'île des flamants roses à Djerba des airs de paradis et à un détour que nous a imposé une dune récalcitrante refusant de se défaire de l'étreinte de l'émeraude marin, nous sommes soudain tombés à pic sur cette épave de laquelle se dégageait ,malgré sa couleur bleue , des relents ou des ondes d'horreur et de trépas.
Si, pas de doute : il s'agissait bien d'une barque rafistolée de toutes pièces dont les jointures n'ont sûrement pas résisté à la houle.
La gorge soudain nouée j'ai longuement regardé les yeux de Papa qui s'embuaient avant de me laisser choir sur le sable lasse et comme engourdie.
Et ce n'est qu'au bout d'un tunnel rendu sans fin et plus compact par une nuit qui n'en finissait pas de s'étendre que j'ai finalement pu revenir à moi-même.Pour m'apercevoir que Papa m'enveloppait de ses bras et me murmurait des histoires mais si doucement et à voix si basse qu'on dirait que c'était à lui-même qu'il s'adressait.
" Ma Petite , eux-aussi sont venus nombreux chez nous . Certains fuyant des guerres , d'autres attirés par des rêves d'abondance ou tout simplement poussés par la faim...Tu n'as pas connu ces temps-là . Mais jusqu'aux années 1970 vivaient en Tunisie beaucoup d'italiens ,de français, d'espagnols,de maltais ,de grecs et de russes dont la plupart n'étaient ni des colons ni ne relevaient de l'administration de l'occupation...
J'en ai connu certains.
Noelle ... Une Zaghouanaise dont les parents originaires d'Italie du sud ont entretenu la grotte-chapelle vivant en parfaite connivence avec les locaux qui s'approvisionnaient chez eux en boissons et spiritueux...
Carlo ,que les gens appelaient Charlot , qui vendait du charbon de bois aux familles de Béja et qui m'amadouait à force de bonbons pour que je lui écrives des lettres à sa famille en Italie qui finissaient toujours par l'affirmation qu'il était décidé à mourir dans son pays - la Tunisie- et qu'il voulait y être enseveli ...
Cécile aux yeux si verts et toujours souriants qui aimait faire toujours partir sur de fausses pistes les gens qui voulaient connaître ses origines en affirmant de façon solennelle être "fille du nord" .Et qui se faisait un grand kif chaque fois où elle les voyait incapables de maîtriser leur surprise quand elle ajoutait :" je suis née à Ain Zebouz ,dans le grand-nord ...tunisien."
Briffa ,le djerbien d'origine maltaise qui a enseigné les mathématiques à pratiquement tous les élèves du collège de Djerba au cours des années 1960-1970 et qui ,après un court séjour en France suite à sa retraite , n'a pu s'empêcher de revenir " dans son vrai pays."
Laris dont les parents,pêcheurs d'éponges, ont quitté leur Grèce natale pour s'établir à Djerba et qui ,après s'être exilé dans moult régions du monde est venu " se reposer là où il est né "...
Réconfortée et revenue à mes esprits ,mais pas tout-à-fait , je n'ai pu me retenir d'interroger mon père pourquoi il me ,il se , racontait tout cela.
- " Mais c'était pour te dire que tu as tort de condamner les "harraguas" ,ceux-là qui se jettent à la mer sur des rafiots de fortune dans l'espoir de se reconstruire une vie sous d'autres cieux ."
- " Moi les condamner ?"
- " Oui ,t'as bien dit avant que de te choir : " mais merde , pourquoi partent-ils ainsi ces malheureux ?!"
Je l'ai sûrement dit sous l'effet de l'émotion et de l'indignation.Mais bien que n'ayant pas vécu la Tunisie cosmopolite et parce qu'adoptant profondément les valeurs et principes des droits de l'homme ,il est loin de ma pensée de condamner les migrants quels que soient leurs mobiles et quels que soient les chemins et les moyens auxquels ils ont recours...
- " Oui ,Père . C'et donc pour cela que je t'ai entendu aussi dire qu'il "y a bien une famille humaine "?
Papa s'est alors lancé dans un long discours dans lequel il m'a démontré qu'il n'y a jamais eu de frontières infranchissables ,que les humains sont toujours allés sous d'autres cieux que ceux sous lesquels ils sont nés ,cela même au risque de leur vie et que " l'idéal commun à atteindre pour tous les peuples et toutes les nations " dont les contours ont été définis par la Déclaration universelle des droits de l'homme exige de nous tous de comprendre les raisons qui poussent des millions de gens à "quitter leur pays" et de "chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays "...
Sur le chemin du retour qui devenait de moins moins sombre du fait des étoiles qui semblaient de plus en plus nombreuses et si scintillantes et dès qu'on s'approchait plus de ces havres de paix et de loisirs que sont les établissements de la zone touristique nos pensées se rapprochaient et une même interrogation nous travaillait tous les deux :
- "Ces damnés émigrés clandestins qui bravent tous les dangers ne sont-ils pas de fait des résistants de notre temps présent ? Par leur bravoure ,même si inconsciente , ne participent-ils pas à pousser l'humanité ,un tant soit peu , vers la réalisation de son idéal ?"