« Je ne suis pas entrain de griffonner ces mots pour jouer les héros. Je suis entrain de les écrire pour celles et ceux qui m'envoient des messages pour me demander des conseils relatifs à l'expérience de la maladie et à la résistance face à ce genre de souffrance.
Je dédie ces mots à une femme tunisienne qui m'a écrit pour me signifier son désir de se tuer avant que la maladie ne lui ôte la vie.
J'ai vu le jour dans une famille appartenant à la classe moyenne. Mes parents étaient tous les deux employés du secteur étatique.
Comme tout le monde nous avons eu à vivre des moments de bonheur ainsi que des périodes difficiles et sombres. Parfois tout allait bien. D'autres fois, le tunnel semblait être sans fin !
Bref, j'ai vécu, grandi, étudié, ai été éduquée . J'ai pu visiter les différentes régions de la Tunisie mais j'ai pu aussi aller sous d'autres cieux puisque j'ai des parents si tendres et passionnés qui sont prêts à faire tous les sacrifices pour m'élever, m'éduquer, et m'offrir une vie décente.
Pendant 11 années j'ai vécu normalement jusqu'au jour où j'ai eu la maladie du Lupus érythémateux disséminé LED. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas cette maladie, je dirai rapidement qu’il s'agit d'une maladie chronique auto-immune, qui consiste grosso-modo dans un dysfonctionnement du système immunitaire qui se met à s'attaquer aux cellules de l’organisme et les détruit. Il peut toucher de nombreuses parties du corps, dont les articulations, la peau, mais surtout les organes vitaux ou nobles comme les reins , le cœur, etc. C'est la raison pour laquelle on parle de lupus disséminé ou « systémique ». Le lupus peut causer des symptômes aussi différents que des poussées de fièvre inexpliquées, des douleurs et un gonflement des articulations, des troubles de la vision et bien d'autres.
Comme vous l'avez bien compris, il s'agit d'une maladie chronique qui vit toujours en moi. C'est une maladie incurable! Une maladie qui risque de s'attaquer à n'importe quel organe vital de mon corps et à n'importe quel moment.
Cette maladie a fait basculer ma vie ! L'adolescente, de la petite ville balnéaire d'Ezzahra, pleine de vie, de volonté et que j’étais, qui passais une grande partie de mes journées entre la plage , la salle de Basket-ball , le terrain de tennis, et la salle de gymnastique ; celle qui jouais au football avec les mecs de son quartier m’étais retrouvée dans une situation de faiblesse voire d'invalidité.
On me nourrissait, me mettait mes vêtements comme si j'étais un nourrisson.
Je ne pouvais plus rien faire de moi même.
Je fus privée de mon plus grand amour : la mer que j'aimais tant parce que je n'avais plus le droit de m'exposer au soleil.
Je fus privée d'un régime alimentaire normal comme je devais prendre des corticoïdes et suivre un régime sans sel. Finies les longues soirées avec les copines et les copains devant la pizzeria in de la ville !
Oui ma vie a basculé. Je vivais dans les douleurs. Mes articulations étaient constamment gonflées et raides
J'ai vu mon corps se métamorphoser. Les vergetures ont envahi mon corps, des éruptions cutanées rouges apparaissaient sur ma peau chaque fois où je m'exposais un tant soit peu au soleil. Une plaque rouge en forme de papillon m’enlaidissait le visage. J'ai commencé à avoir des problèmes respiratoires et mes jambes gonflaient ou enflaient.. La couleur de ma peau a changé.
Pour l'adolescente que j'étais cela représentait ou du moins pouvait être vécu comme étant la fin du monde. Moi qui cherchais à être coquette je ne pouvais plus mettre de petites robes à cause de mes vergetures. Les œdèmes que j'avais aux pieds m'empêchaient de mettre des sandales.
Mais les choses, ne s'arrêtaient pas là. La maladie m'a plongée dans un état dépressif et m'a causé des problèmes de mémoire.
A un certain point de cette expérience, j'ai du subir une chimiothérapie et je ne vais pas là m'étaler sur la souffrance qui accompagne ce traitement.
Cependant et grâce au soutien de ma famille j'ai pu dépasser une partie de cette souffrance. Mon père passait des heures et des heures à discuter avec moi et a réussi à me convaincre que souffrir est une partie inévitable de la vie et qu'il fallait résister et se battre.
J'ai changé mes habitudes et mes activités. J'ai changé le rythme de ma vie et j'ai créé mon nouveau monde fait de livres, de musique, de cinéma , de théâtre, etc.
Ma nouvelle vie se partageait essentiellement entre la maison, le lycée, et l'hôpital.
Et c'est durant mes longs séjours à l'hôpital que j'ai commencé à voir la réalité des choses en Tunisie. J'ai pu « palper » la souffrance et la détresse des humains. J'ai vu des enfants abandonnés par leurs familles parce qu'ils étaient malades mais qui continuaient à lutter pour vivre. J'ai été témoin de la mort de personnes qu'on n'a pas pu sauver faute de moyens et d'équipements.
Malgré ces séjours fréquents à l'hôpital, j'ai tenu à poursuivre mes études dans des conditions très difficiles. Je devais m'absenter fréquemment. Je souffrais constamment et les douleurs me déchiraient le corps. Parfois, je n'arrivais même plus à tenir un stylo pour écrire mais j'ai fini par obtenir mon baccalauréat.
C'est vrai que j'ai abandonné certains de mes rêves d'enfance comme celui de l'intégration de l'Académie Militaire qui représentait pour moi la forme la plus noble du patriotisme, ou celui de devenir médecin et soulager les douleurs des humains. Mais voilà j'ai obtenu mon bac en sciences expérimentales malgré tous les obstacles que j'ai du rencontrer. Et j'ai décidé de faire un autre changement dans ma vie en choisissant de m'orienter vers des études littéraires.
J'ai excellé dans mes études malgré la maladie et les absences. A la remise des notes, certains enseignants cherchaient à me voir car ils ne me connaissaient pas. De plus, étant une personne introvertie je ne parlais pas beaucoup en classe.
J'ai progressivement appris à vivre avec ma maladie, à limiter ses poussées et à me consacrer à mes études. Mais un malheur ne vient jamais seul.
Durant l'année de la maitrise, j'ai perdu mes deux reins. Et oui le Lupus LED a eu raison de ces organes vitaux. Je me suis retrouvée de nouveau dans les lits des hôpitaux. Pour mes examens, je devais sortir de l'hôpital pour aller passer les différentes épreuves avant de retourner à la chambre lugubre de l'hôpital puant les maladies voire la mort.
Tout au long de chaque épreuve, mon père m'attendait devant la salle de classe puisqu'il s'est engagé avec les médecins à faire cela pour qu’ils me permettent de sortir de l'hôpital. En effet, je pouvais perdre conscience ou mourir à chaque instant.
Grâce au soutien de mes parents, ma grande famille, mes enseignants, mes médecins, le personnel hospitalier, les amis proches de ma famille j'ai pu rédiger mon mémoire de fin d'études à l'hôpital et j'ai fini majeure de ma promotion.
A ce moment là , on me faisait différentes analyses etc et le verdict est tombé. Je devais être dialysée. Un nouveau calvaire a commencé pour moi.
Après une période où j’ai été régulièrement hémodialysée. J'ai choisi la dialyse péritonéale à domicile. Il s'agit là d'une technique extrarénale utilisant le péritoine comme membrane d'échange entre le sang chargé de déchets et un liquide stérile introduit de façon répétitive dans l'abdomen . Cette technique se pratique de façon quotidienne nécessitant plusieurs échanges pendant le jour selon une technique dite par sachets (DPCA) ou par cycleur, surtout utilisé la nuit (DPCC).
J'ai eu recours aux deux techniques citées ci-dessus et j'ai du apprendre plusieurs modalités d'asepsie pour éviter la péritonite, qui est une inflammation du péritoine qui peut mener jusqu'à la mort.
J'ai dû apprendre à vivre avec un cathéter en plastique souple dont une partie d'environ 30 cm demeure à l'extérieur et que je n'arrivais pas à cacher même en portant des vêtements amples. Et oui la jeune fille qui adorait la mer ne pouvait même plus prendre autant de bains et de douches qu'elle le voulait. De plus, elle s'était retrouvée dans une sorte de prison à cause de nombre d'heures qu'elle devait passer reliée au cycleur et qui pouvaient atteindre 10 heures par nuit.
Malgré toutes les précautions, j'ai fini par attraper une péritonite. Et j'ai failli y laisser ma peau.
J'ai passé un bon nombre de jours sur un lit d'hôpital à demi-consciente. J'ai perdu la parole et je ne pouvais plus bouger. Mais j'ai réussi à dépasser cette épreuve aussi.
J'ai par la suite tenu à poursuivre mes études et je me suis inscrite au Mastère et je l'ai obtenu brillamment.
Sans rien me dire mon père et mon oncle, un médecin, et qui avaient déjà discuté ensemble de l'éventualité de me donner un rein se sont présentés à l'hôpital pour faire les analyses nécessaires pour une greffe rénale mais les tests ont révélé qu'ils ne pouvaient pas le faire. En apprenant cela ma mère a été furieuse parce qu'elle estimait que c'était à elle de me faire ce don et parce qu'on ne l'avait pas préalablement informée de ces démarches.
Après un long parcours d'analyses et de tests psychologiques, ma mère a pu enfin me mettre au monde une deuxième fois en m'offrant son rein. Je n'oublierai jamais ce jour.
C'était un 14 février 2007, un Saint Valentin ou j'ai eu la plus grande preuve d'amour qu'on puisse avoir.
Ce matin là, nous étions toutes les deux sur des brancards, nous avions échangé des sourires avant qu'on nous amène dans deux salles d'opérations adjacentes. Les derniers souvenirs qui me sont restés après cet instant là dans la mémoire c'était le grand nombre de médecins et infirmiers qui étaient présents et mon anesthésiste qui me racontait des blagues.
Après de longues heures, je me suis réveillée. J'ai aperçu mon père qui me faisait le signe de la victoire derrière la vitre de la salle stérilisée où j'étais alitée. J'ai aussi respiré normalement après des années et des années de souffrance.
Mon frangin né l'année au cours de laquelle j'ai eu le lupus LED a beaucoup souffert à cause de ma maladie puisque toute la famille se consacrait à mon traitement. Il a fait beaucoup de sacrifices et est devenu mature étant encore enfant. Il a aussi appris beaucoup de choses de la vie et c'est pour cela qu'il a brillé dans ses études et que toute la famille est fière de tout ce qu'il a accompli.
Après une longue période de convalescence, j'ai repris une vie relativement normale et figurez vous j'ai commencé à faire du sport. J'ai repris les voyages et j'ai pu prendre autant de douches et de bains que je le voulais. Certes, il y'avait des précautions et des médicaments à prendre mais ce n'était rien devant ce que je vivais.
Six mois après mon opération, j'ai participé aux jeux mondiaux des transplantés d'organes en Thaïlande et j'ai même obtenu une médaille en argent. Et puis, j'ai participé aux mêmes jeux à plusieurs reprises et à chaque fois le drapeau tunisien a flotté dans le ciel en l'Australie , en Libye , et ici même en Tunisie.
Je me suis par la suite portée candidate à une bourse Fulbright aux Etats Unis et j'ai réussi à l'obtenir. Et je suis partie à Boston où j'ai enseigné l'arabe à l’université de Tufts. Grâce à cette expérience, j'ai appris beaucoup de choses et de nouvelles leçons de la vie. J'ai rencontré différentes personnes et j'ai beaucoup voyagé.
Avant de partir, j'ai déjà commencé un blog à travers lequel je racontais certaines de mes expériences, et où j'évoquais certains problèmes de la Tunisie notamment ceux liés aux droits humains. Au cours de mon séjour aux Etats Unis, j'ai continué à écrire et j'ai même eu beaucoup plus de courage à le faire.
Rentrée, après une année académique, j'ai continué à m'exprimer et à dénoncer les maux du pays à travers mes mots. Les problèmes ont commencé pour moi et avec la censure, les menaces, et les poursuites policières. Mes parents ont été harcelés au boulot.
Un jour nous avons eu droit à une descente de la police chez mes parents et on a volé mes ordinateurs, appareils photo et tous les supports de données. Ainsi que tout ce qui avait de la valeur d’ailleurs.
Mais à face à cela je n'ai jamais baissé les bras. Mes parents m'ont toujours appris de me battre pour la justice et de ne pas me taire devant les injustices. J'ai certes pu rejoindre l'université tunisienne comme enseignante contractuelle et j'ai du faire face à de nouveaux obstacles mais j'ai toujours su les dépasser.
Quand Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu je n'ai pas pris un temps de réflexion devant de commencer à reporter ce qui se passait. J'ai immédiatement commencé à reporter ce qui se passait. J'ai défié la faiblesse de mon corps et j'ai commencé à me déplacer et pour participer aux manifestations comme citoyenne et comme blogueuse qui voulais dévoiler et répandre la vérité.
Contrairement aux rumeurs que trament les « complotistes » et les adorateurs des théories du « conspirationnisme », je n'ai jamais été formée pour faire cela. D'ailleurs avec tout le temps que je passais alitée dans des hôpitaux ou à lire des livres pour mes recherches je n'avais ni le temps ni la santé pour me déplacer et participer à des formations pour renverser des régimes.
J'ai commencé à décrire la situation en Tunisie sur mon blog avant de faire des interventions sur différentes chaines de TV étrangères à visage découvert et de recevoir différente menaces des sbires du régime.
Les choses se sont poursuivies ainsi jusqu'au départ de Ben Ali. Et c'est là que je me suis retrouvée sous les projecteurs : des conférences à l'échelle internationale, des prix mondiaux et une nomination aux prix Nobel de la paix, un livre traduit dans plus de 8 langues , des apparitions médiatiques , des propositions pour intégrer le gouvernement.
Ma vie a changé. Mais j'ai aussi commencé à recevoir des menaces. J'ai été visée par des campagnes de diffamation et de dénigrement. Mes parents ont reçu des menaces aussi. Et cela fait maintenant plus de quatre années que je vis sous la protection rapprochée de la police.
Je continue à rêver pour ma Tunisie, je me déplace pour montrer ce qui se passe un peu partout , j'écris, je dénonce, je m'indigne et je sors encore dans la rue pour protester . J'ai fini par perdre mon travail mais j'ai aussi reçu beaucoup de propositions pour aller vivre et travailler ailleurs mais je les ai toutes rejetées.
J'ai connu le chômage mais je n'ai jamais baissé les bras et je me suis toujours débrouillée.
Ma famille continue à me soutenir dans tout ce que je fais.
Beaucoup de personnes m'aident à poursuivre mon chemin avec leurs encouragements et messages d'amour.
Parfois, mon corps s'épuise .D'autres fois tout va bien.
Depuis un moment mon corps me prie de le laisser se reposer après ces sept années sans sommeil et sans repos, après sept années de déplacements à travers la Tunisie et dans différents pays car je n'ai jamais pu m'empêcher de me déplacer chaque fois où des personnes m'ont signifié leur besoin de dénoncer des injustices qu'ils subissent.
Je conduis pour des centaines et des centaines de kilomètres et je sillonne le pays. Je prends des photos et j'enregistre des vidéos et j'écris des articles. Maintes fois, J'ai été tabassée par des policiers . J'ai eu droit à des traitements agressifs de leur part qui pouvaient me faire perdre mon rein mais j'ai toujours persévéré.
Aujourd'hui je continue à lutter à travers notre initiative mon père et moi dont le but est de créer des bibliothèques dans les prisons . Je participe à différents luttes et mouvements de jeunes comme Manich Msameh et Hasebhom.
J'ai été à plusieurs reprises insultée, menacée et trahie surtout par des personnes que j'ai soutenues mais j'ai aussi fait des rencontres bénéfiques qui m'ont beaucoup appris. J'ai rencontré des artistes, des intellectuels, des ministres, des ambassadeurs, des présidents . J'ai visité tous les continents et j'ai surtout fait des rencontres merveilleuses dans différentes régions de notre pays. J'ai pu côtoyer des Tunisiennes et des Tunisiens de différents horizons. Ils m'ont appris la spontanéité et la générosité, l'amour et la passion.
Si j'écris ces mots c'est tout d'abord pour démontrer l'importance du don d'organes. Sans cette greffe rénale je n'aurais certainement jamais pu faire ce que j'ai fait et je ne serais peut être jamais devenue ce que je suis devenue.
Si j'écris ces mots, c'est pour encourager la fille qui ne voulait pas vivre à cause de sa maladie ainsi que toutes les personnes qui sont dans la même situation.
Comme beaucoup de personnes qui passent par ce genre d'épreuves, j'ai pensé au suicide à plusieurs reprises. J'ai maintes fois perdu l'espoir mais à chaque fois je me suis ressaisie. J'ai pensé à la beauté de la vie, au chemin à parcourir, aux rêves à réaliser …
J'ai souffert et j'ai expérimenté la douleur physique et psychologique résultant de l'indélicatesse de certaines personnes qui m'entouraient : « Oh comme tu as grossi , oh comme tu as maigri ! Tu bégayes et tu es trop lente en parlant Ah jadis tu avais une belle peau pourquoi cela n'est plus le cas ? » J'ai été même traitée d'handicapée comme si cela pouvait être une insulte.
Cela fait ,certes ,mal mais il ne faut jamais y faire attention. Il faut croire en soi et toujours aller de l'avant. Il faut suivre notre cœur et faire ce que nous voulons faire tout en ménageant notre corps . Il faut toujours garder espoir car la médecine est toujours en évolution . Ce qui n'est pas curable aujourd'hui pourrait l'être demain.
Maintes fois j'ai pleuré et je me suis lamentée sur mon sort et j'ai pensé à tout abandonner mais à chaque fois j'ai retrouvé la force et l'espoir dans un livre, une chanson, un message d'amour envoyé par une ou un inconnu(e).
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