lundi 14 septembre 2015

Texte de mon intervention à la conférence: "Faim, colère et Changement" organisée par l'association: Pain pour le Prochain-Berne, Suisse le 11 Septembre 2015.

Deux vers de notre poète national Abou Al-Kaçim al-Chabbi scandés par des jeunes qui n'avaient pour armes que leurs voix et leur poitrines nues offertes aux balles réelles, et parfois, une caméra, un ordinateur et une connexion Internet  ont fait vaciller le trône de l'un des dictateurs les plus pernicieux de notre ère et l'ont fait fuir comme un pauvre petit voleur de bazar. Cela s'est fait en quelques semaines, entre décembre 2010 et janvier 2011 et a fait libérer une déferlante qui continue encore et ne cessera point d'ici plusieurs années, pour ne pas dire plusieurs décennies, de changer le visage et les réalités de notre monde tout entier.

Ces deux vers qui disent :
Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,Force est pour le Destin, de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,Force est pour les chaînes de se briser.
                                   "
font partie de notre hymne national et semblaient jusque -là avoir été dépouillés de leur âme et devenus comme un dicton creux que l'on ânonnait à toute occasion dite "nationale" ou comme une "sagesse" à laquelle on voulait tordre le cou et assujettir .

Et l'on est en droit de se demander comment deux petits vers qu'on a toujours chantés sans plus se sont-ils transformés en une force si puissante et si mobilisatrice?!Et donc si porteuse, si prometteuse et si pleine de tant de changements? Et au-delà de ces deux vers comment un peuple qui a accepté plus d'un demi siècle durant le joug de l’absolutisme, de l'arbitraire et des corrompus a-t-il pu, soudain, se décider à prendre en main son destin   et à narguer ses geôliers jusque dans leurs places fortes?! Comment un peuple qui semblait loin de vouloir sortir de sa léthargie a-t-il pu surprendre tout le monde et le monde entier et ouvrir dans son histoire une brèche par où l'espoir et le défi se sont introduits ?! Comment un pays qui semblait voué à ne plus vivre son "humanité" comme tous les humains s'est-il levé subitement pour chanter sur le même tempo l'hymne du, plutôt des changements?! J'allais dire des changements tous azimuts?


Comment un peuple qui semblait avoir été berné pour toujours s'est-il montré en quelques jours seulement d'ébranler ou mieux de “dégager" ses oppresseurs? Comment des eaux qui semblaient dormir à l'ombre pour l'éternité se ils, comme dans un songe, transformées en un tsunami salvateur et réparateur et, donc, si plein de changements?

Ces questions n'ont pas cessé de me narguer depuis cette grande journée du 14 janvier 2011.Et à chaque fois que cela s'est fait une réponse, la même réponse m'est venue à l'esprit: “c’est que notre peuple n'a de fait jamais cessé d'être libre et de désirer s’affranchir, et que l'occasion se présentant notre jeunesse a vraiment décidé de vivre pleinement ou de ...périr en tentant de vivre comme tous les humains libres et dignes!"


Et c'est ainsi que des gens ,beaucoup de gens de tous âges mais surtout parmi les jeunes ,femmes et hommes, dans toutes les régions de Tunisie, qui paraissaient enclins à somnoler ,à consommer leur vie à éviter "le pire" et à se désengager de tout comme on le leur ordonnait  se sont ,sans que personne ne le prévoit ou le prédit, massivement engagés, chacun à sa manière et selon ses moyens pour créer et faire aboutir le changement qu'ils ont formulé dans un slogan si éloquent :" emploi, liberté et dignité"!


Quand j'ai été honorée par l'invitation qui m'a été adressée pour participer à vos travaux et que j'ai pris connaissance des thèmes à discuter et des noms des érudits qui vont conduire le débat, il m'a paru impossible de répondre “présente". Parce qu'il m'a semblé qu'on me demandait de jouer à un jeu et sur un terrain qui ne sont pas les miens. En effet théoriser, philosopher et décortiquer cela n'a jamais été mon fort.




Puis évoquant la question avec papa il m'est apparu que, contrairement à ce que je pensais, il était en mes moyens de contribuer, un tant soit peu, à enrichir le débat.


Car , fille de la praxis et habituée du terrain -celui des combats quotidiens que notre peuple n'a cessé de mener depuis cinq ans ,contre l'ancien régime déchu tout d'abord et contre toutes les tentatives de "restauration" de la dictature et de rétablissement de l'obscurantisme qui n'ont cessé d'être menées pour contrer la révolution et la vider de sa subsistance, ensuite - et en tant qu'observatrice - actrice ou complice des changements profonds qui ne cessent de secouer notre réalité je pouvais bien me permettre de prétendre à une certaine contribution à vos travaux.



En vous racontant des anecdotes de la vie réelle, en  vous  décrivant des faits et des événements mais aussi en partageant avec vous mon vécu (direct ou indirect) qui a quelque chose à faire avec l’engagement, le militantisme ou la militance si vous préférez ce dernier vocable, ainsi qu'avec les changements qui s'en suivent.
Cela me permettra, je le crois, de vous amener des éléments pouvant enrichir le débat ou l’étoffer et de garder  à la fois la mesure en vous épargnant de mêler ma petite taille (tant physique qu’intellectuelle, il va sans dire !  ) aux tailles majestueuses  de nos honorables conférenciers qui sont pour moi de vénérables maîtres .
Je vais donc parler de « choses vécues » et de constats de la vie réelle.



Je commencerai en vous relatant ce que j’ai eu à vivre mardi dernier 

Quoique ayant des accointances avec les jeunes qui ont imaginé et mettent en œuvre le mouvement rejetant le projet relatif à une loi dite « de réconciliation nationale » qui est généralement considéré comme attentant au processus de la justice transitionnelle, je n’ai appris que trop tard que les jeunes du patelin où j’habite depuis peu  se sont ralliés au dit-mouvement et que leur manifestation ,pourtant pacifique, a été réprimée  et que quatre jeunes étaient en état d’arrestation.


Sans aucune hésitation et sans même y réfléchir  je me suis précipitée au poste de police pour réclamer la libération des jeunes mis en arrestation. Des amis ont accouru pour m’en dissuader arguant que j’allais moi-même être mise sous les verrous. Qu’à cela n’y tienne ! J’ai continué sur ma lancée. Et, chose surprenante, les autorités sécuritaires ont accepté de m’entendre et à écouter mes arguments et ont fini, sans nous faire trop attendre, par libérer tout le monde (ce qui m’a permis  d’ailleurs de ne pas rater mon rendez-vous avec Christine Lagarde à laquelle j’ai pu exprimer, ne serait-ce que schématiquement et trop brièvement, le ras-le-bol des jeunes par rapport à la situation économique, sociale et surtout sécuritaire ou répressive qui prévaut dans le pays.)



Analysant ce qui s ‘est passé, l’une des autorités « morales » qui me soutiennent a constaté :
_ Qu’en réagissant comme je l’ai fait j’ai fait preuve d’engagement ou de persistance dans l’engagement,
_qu’en prenant le risque que j’ai pris j’ai fait preuve de détermination militante ou de militance durable,
_ qu’en osant remettre en question la mise aux arrêts des quatre jeunes j’ai contribué à introduire des changements sur divers niveaux dont notamment : le niveau des relations autorités sécuritaires- citoyen, celui de la façon d’agir, de réagir et de se remettre en question des agents de sécurité, celui de l’introduction de nouvelles « traditions » respectueuses des droits humains et de l’acceptation d’un rôle  de médiateur à jouer par la société civile et certains de ses visages représentatives ou symboliques…

Je ne sais pas vraiment si je partage toutes les conclusions de cette analyse mais j’y ajouterai , toutefois, que ma démarche ,tout- à – fait spontanée s’est avérée fructueuse et qu’elle m’a réconfortée dans mon optimisme (sur le long terme) par rapport à l’évolution des choses dans notre pays et dans la quête  que je partage avec des gens dont les rangs ne font ,à mon avis ,que grossir pour ce qui est de la diffusion de la culture des droits de l’homme.

Et mon ami analyste d’ajouter : «  par ton action tu as sûrement  contribué à faire pointer des changements multiples et à des divers niveaux, mais tu réaliseras, bientôt, que ton geste t’as changée toi-aussi, sur divers plans ».

Une deuxième histoire :

Lorsque mon ami Soufiène Chourabi et son collègue Nadhir Guetari ont été portés disparus en Lybie, il y a de cela une année entière, j’ai réalisé, de façon qu’on pourrait qualifier de concrète, que les contours des rangs des «  journalistes et gens des medias révolutionnaires » (prétendus ou vrais)  se  mettaient de plus en plus à se préciser et que beaucoup désertaient le « combat ». L’engagement m’a paru dès lors une chose fragile,  et changeante. Ce qui m’a fait comprendre aussi que les changements peuvent ne pas être durables, substantiels, ni même conséquents.
Je pointe ici les attitudes de certains hommes et de certaines femmes mais aussi les lignes de conduite de certains medias et de certaines institutions.


Et encore une autre histoire, plus ancienne celle-ci.

Mes parents, bien qu’ayant eux-mêmes eu affaire à l’engagement et payé leur dû envers leur patrie, m’ont paru souvent vouloir me dissuader de « lutter » ou plus exactement de m’ « engager ». J’en étais persuadée. Je ne le comprenais pas. Et je ne l’admettais point.

Jusqu’au jour où , à l’occasion de l’organisation  par les cybernautes, courant   mai 2010 du premier grand événement de contestation contre la censure , notre maison à été « violée »( le terme est celui qu’utilisent mes parents !) et tout ce qu’on possédait de matériel informatique et de biens précieux a été pillés. En effet ce jour-là au lieu de me voir affronter le courroux de mes parents je les ai trouvés  (eux les premiers perdants) solidaires avec moi et comme fiers de mon « engagement » (aux côtés des étudiants et des blogueurs).

Cela a changé, je pense, beaucoup de choses dans ma propre vie mais aussi dans celle de mes géniteurs (j’emprunte le terme à papa quand il se fâche !)
Et, lorsque apaisée et tranquillisée, j’ai pu m’en ouvrir à eux, j’ai compris que mes parents ne voulaient nullement «  me priver de mon droit, ou de mon devoir, à lutter « mais qu’ils cherchaient à m’orienter vers des « engagements » compatibles à mes capacités physiques et à mes ennuis de santé.  »

C’est ce jour- là, me semble-t-il, que j’ai réellement compris que l’ « engagement » pouvait (devait ?) se conjuguer en « engagements » (au pluriel) diversifiés et complémentaires.  Et c’est ce jour- la que j’ai acquis la conviction que nulle circonstance ne pourrait justifier de ne pas s’engager   (formule que j’emprunte à l’Organisation Mondiale Contre la Torture), conviction dont j’adoucis souvent les contours  à ma manière, en rappelant  l’adage – slogan qui dit : «  de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » (ou l’inverse, je ne le sais plus.)


A ce niveau de mon palabre, je crois qu’il est naturel que j’en tire quelques conclusions :
-      L’ « engagement » est en fait «  engagements »,
-      tout un chacun devrait « s’engager » pour une cause ou une autre, à un niveau ou à un autre et ce selon ses capacités, ses disponibilités ou ses préférences,
-      Tout « engagement » peut générer un risque, un sacrifice ou des désavantages. C’est pour cela qu’ « engagement » signifie aussi « militantisme » ou « militance ».

-      Tout engagement quel qu’il soit contribue à faire percer des « changements » profitables à l’ensemble des gens, populations ou humains,

Mais que suis- je entrain de faire là ? Ne suis- je pas sur le point de marcher sur des plates-bandes qui ne sont pas miennes ?! Trêve de « conclusions » donc !
Cependant comme je m’étais « engagée » avec les organisateurs à pérorer une trentaine de minutes, permettez- moi de vous  retenir encore pour une toute dernière petite histoire.

Une fois l’ancien dictateur parti ou « dégagé » on est venu (des gens dont Lech Valesa et des institutions comme le PNUD pour ne citer que ceux-ci) sont venus nous convertir à la « transition démocratique » et à son corollaire la « justice transitionnelle » .Le prêche nous a séduit et nous y avons cru. Puis d’autres gens (des pays ceux- là !) sont venus nous promettre pas la lune ou la réalisation de nos revendications mais l’au-delà. Le prêche nous a séduit et nous leur avons livré notre présent et notre futur avant de réaliser qu’ils étaient des larbins et des « faux ». Puis sont venus des cohortes de « séducteurs » de tout acabit qui nous ont petit-à-petit conduits à avoir peur et alors on leur a livré le pays, nos rêves et l’essence même de l’espoir que notre «  engagement » a généré.

C’est ainsi que certains d’entre nous se sont « gourés » et sont partis se consumer dans des guerres qui ne les concernent point ou se sont mis à jouer, localement, au méchant loup, que d’autres ont cherché un espoir alternatif dans le désespoir, et que certains ont été jusqu’à déserter ou à «  vendre leurs âmes au diable  ».
Et l’on a cru que tous les « changements » que nos « engagements » et notre « militantisme » (« militance ») ont réussi à mettre en route allaient partir en fumée.

Mais ne voilà- t –il pas que la jeunesse crée, une nouvelle fois la surprise et reprend l’étendard et le flambeau avec l’espoir de redresser la situation et de revenir sur le chemin aboutissant inéluctablement à leur attentes.
Les prémices de ce dont je parle s’appellent «  non, je ne pardonne pas ! », se déroulent un peu partout dans le pays et rencontrent une répression assez farouche.


Ce mouvement et d’autres prouvent bien, à mon humble avis, que des lames de fond continuent à agiter notre pays, que les « engagements » perdurent, se multiplient et se diversifient et que des « changements » profonds ne cessent de se profiler dans notre société et dans notre conscience.













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