Deux vers de notre poète national Abou Al-Kaçim al-Chabbi
scandés par des jeunes qui n'avaient pour armes que leurs voix et leur
poitrines nues offertes aux balles réelles, et parfois, une caméra, un
ordinateur et une connexion Internet ont
fait vaciller le trône de l'un des dictateurs les plus pernicieux de notre ère
et l'ont fait fuir comme un pauvre petit voleur de bazar. Cela s'est fait en
quelques semaines, entre décembre 2010 et janvier 2011 et a fait libérer une
déferlante qui continue encore et ne cessera point d'ici plusieurs années, pour
ne pas dire plusieurs décennies, de changer le visage et les réalités de notre
monde tout entier.
Ces deux vers qui disent :
Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le
Destin, de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les
chaînes de se briser.
"
font partie de notre hymne national et semblaient jusque -là
avoir été dépouillés de leur âme et devenus comme un dicton creux que l'on
ânonnait à toute occasion dite "nationale" ou comme une
"sagesse" à laquelle on voulait tordre le cou et assujettir .
Et l'on est en droit de se demander comment deux petits vers
qu'on a toujours chantés sans plus se sont-ils transformés en une force si
puissante et si mobilisatrice?!Et donc si porteuse, si prometteuse et si pleine
de tant de changements? Et au-delà de ces deux vers comment un peuple qui a
accepté plus d'un demi siècle durant le joug de l’absolutisme, de l'arbitraire
et des corrompus a-t-il pu, soudain, se décider à prendre en main son
destin et à narguer ses geôliers jusque dans leurs
places fortes?! Comment un peuple qui semblait loin de vouloir sortir de sa
léthargie a-t-il pu surprendre tout le monde et le monde entier et ouvrir dans
son histoire une brèche par où l'espoir et le défi se sont introduits ?!
Comment un pays qui semblait voué à ne plus vivre son "humanité"
comme tous les humains s'est-il levé subitement pour chanter sur le même tempo
l'hymne du, plutôt des changements?! J'allais dire des changements tous
azimuts?
Comment un peuple qui semblait avoir été berné pour toujours
s'est-il montré en quelques jours seulement d'ébranler ou mieux de “dégager"
ses oppresseurs? Comment des eaux qui semblaient dormir à l'ombre pour
l'éternité se ils, comme dans un songe, transformées en un tsunami salvateur et
réparateur et, donc, si plein de changements?
Ces questions n'ont pas cessé de me narguer depuis cette grande
journée du 14 janvier 2011.Et à chaque fois que cela s'est fait une réponse, la
même réponse m'est venue à l'esprit: “c’est que notre peuple n'a de fait jamais
cessé d'être libre et de désirer s’affranchir, et que l'occasion se présentant
notre jeunesse a vraiment décidé de vivre pleinement ou de ...périr en tentant
de vivre comme tous les humains libres et dignes!"
Et c'est ainsi que des gens ,beaucoup de gens de tous âges mais
surtout parmi les jeunes ,femmes et hommes, dans toutes les régions de Tunisie,
qui paraissaient enclins à somnoler ,à consommer leur vie à éviter "le
pire" et à se désengager de tout comme on le leur ordonnait se sont
,sans que personne ne le prévoit ou le prédit, massivement engagés, chacun à sa
manière et selon ses moyens pour créer et faire aboutir le changement qu'ils
ont formulé dans un slogan si éloquent :" emploi, liberté et
dignité"!
Quand j'ai été honorée par l'invitation qui m'a été adressée
pour participer à vos travaux et que j'ai pris connaissance des thèmes à
discuter et des noms des érudits qui vont conduire le débat, il m'a paru
impossible de répondre “présente". Parce qu'il m'a semblé qu'on me
demandait de jouer à un jeu et sur un terrain qui ne sont pas les miens. En
effet théoriser, philosopher et décortiquer cela n'a jamais été mon fort.
Puis évoquant la question avec papa il m'est apparu que,
contrairement à ce que je pensais, il était en mes moyens de contribuer, un
tant soit peu, à enrichir le débat.
Car , fille de la praxis et habituée du terrain -celui des
combats quotidiens que notre peuple n'a cessé de mener depuis cinq ans ,contre
l'ancien régime déchu tout d'abord et contre toutes les tentatives de
"restauration" de la dictature et de rétablissement de
l'obscurantisme qui n'ont cessé d'être menées pour contrer la révolution et la
vider de sa subsistance, ensuite - et en tant qu'observatrice - actrice ou
complice des changements profonds qui ne cessent de secouer notre réalité je
pouvais bien me permettre de prétendre à une certaine contribution à vos
travaux.
En vous racontant des anecdotes de la vie réelle, en vous décrivant des faits et des événements mais
aussi en partageant avec vous mon vécu (direct ou indirect) qui a quelque chose
à faire avec l’engagement, le militantisme ou la militance si vous préférez ce
dernier vocable, ainsi qu'avec les changements qui s'en suivent.
Cela me permettra, je le crois, de vous amener des éléments
pouvant enrichir le débat ou l’étoffer et de garder à la fois la mesure en vous épargnant de mêler
ma petite taille (tant physique qu’intellectuelle, il va sans dire ! ) aux tailles majestueuses de nos honorables conférenciers qui sont pour
moi de vénérables maîtres .
Je vais donc parler de « choses vécues » et de
constats de la vie réelle.
Je commencerai en vous relatant ce que j’ai eu à vivre mardi
dernier
Quoique ayant des accointances avec les jeunes qui ont imaginé
et mettent en œuvre le mouvement rejetant le projet relatif à une loi dite
« de réconciliation nationale » qui est généralement considéré comme
attentant au processus de la justice transitionnelle, je n’ai appris que trop
tard que les jeunes du patelin où j’habite depuis peu se sont ralliés au dit-mouvement et que leur
manifestation ,pourtant pacifique, a été réprimée et que quatre jeunes étaient en état
d’arrestation.
Sans aucune hésitation et sans même y réfléchir je me suis précipitée au poste de police pour
réclamer la libération des jeunes mis en arrestation. Des amis ont accouru pour
m’en dissuader arguant que j’allais moi-même être mise sous les verrous. Qu’à
cela n’y tienne ! J’ai continué sur ma lancée. Et, chose surprenante, les
autorités sécuritaires ont accepté de m’entendre et à écouter mes arguments et
ont fini, sans nous faire trop attendre, par libérer tout le monde (ce qui m’a
permis d’ailleurs de ne pas rater mon
rendez-vous avec Christine Lagarde à laquelle j’ai pu exprimer, ne serait-ce
que schématiquement et trop brièvement, le ras-le-bol des jeunes par rapport à
la situation économique, sociale et surtout sécuritaire ou répressive qui
prévaut dans le pays.)
Analysant ce qui s ‘est passé, l’une des autorités
« morales » qui me soutiennent a constaté :
_ Qu’en réagissant comme je l’ai fait j’ai fait preuve
d’engagement ou de persistance dans l’engagement,
_qu’en prenant le risque que j’ai pris j’ai fait preuve de
détermination militante ou de militance durable,
_ qu’en osant remettre en question la mise aux arrêts des quatre
jeunes j’ai contribué à introduire des changements sur divers niveaux dont
notamment : le niveau des relations autorités sécuritaires- citoyen, celui
de la façon d’agir, de réagir et de se remettre en question des agents de
sécurité, celui de l’introduction de nouvelles « traditions »
respectueuses des droits humains et de l’acceptation d’un rôle de médiateur à jouer par la société civile et
certains de ses visages représentatives ou symboliques…
Je ne sais pas vraiment si je partage toutes les conclusions de
cette analyse mais j’y ajouterai , toutefois, que ma démarche ,tout- à – fait spontanée
s’est avérée fructueuse et qu’elle m’a réconfortée dans mon optimisme (sur le
long terme) par rapport à l’évolution des choses dans notre pays et dans la
quête que je partage avec des gens dont
les rangs ne font ,à mon avis ,que grossir pour ce qui est de la diffusion de
la culture des droits de l’homme.
Et mon ami analyste d’ajouter : « par ton action tu
as sûrement contribué à faire pointer
des changements multiples et à des divers niveaux, mais tu réaliseras, bientôt,
que ton geste t’as changée toi-aussi, sur divers plans ».
Une deuxième histoire :
Lorsque mon ami Soufiène Chourabi et son collègue Nadhir Guetari
ont été portés disparus en Lybie, il y a de cela une année entière, j’ai réalisé,
de façon qu’on pourrait qualifier de concrète, que les contours des rangs des
« journalistes et gens des medias révolutionnaires » (prétendus ou
vrais) se mettaient de plus en plus à se préciser et que
beaucoup désertaient le « combat ». L’engagement m’a paru dès
lors une chose fragile, et changeante.
Ce qui m’a fait comprendre aussi que les changements peuvent ne pas être durables,
substantiels, ni même conséquents.
Je pointe ici les attitudes de certains hommes et de certaines
femmes mais aussi les lignes de conduite de certains medias et de certaines
institutions.
Et encore une autre histoire, plus ancienne celle-ci.
Mes parents, bien qu’ayant eux-mêmes eu affaire à l’engagement
et payé leur dû envers leur patrie, m’ont paru souvent vouloir me dissuader
de « lutter » ou plus exactement de m’ « engager ».
J’en étais persuadée. Je ne le comprenais pas. Et je ne l’admettais point.
Jusqu’au jour où , à l’occasion de l’organisation par les cybernautes, courant mai 2010 du premier grand événement de
contestation contre la censure , notre maison à été « violée »( le
terme est celui qu’utilisent mes parents !) et tout ce qu’on possédait de
matériel informatique et de biens précieux a été pillés. En effet ce jour-là au
lieu de me voir affronter le courroux de mes parents je les ai trouvés (eux les premiers perdants) solidaires avec
moi et comme fiers de mon « engagement » (aux côtés des étudiants et
des blogueurs).
Cela a changé, je pense, beaucoup de choses dans ma propre vie
mais aussi dans celle de mes géniteurs (j’emprunte le terme à papa quand il se
fâche !)
Et, lorsque apaisée et tranquillisée, j’ai pu m’en ouvrir à eux,
j’ai compris que mes parents ne voulaient nullement « me priver de mon droit,
ou de mon devoir, à lutter « mais qu’ils cherchaient à m’orienter vers des
« engagements » compatibles à mes capacités physiques et à mes ennuis
de santé. »
C’est ce jour- là, me semble-t-il, que j’ai réellement compris
que l’ « engagement » pouvait (devait ?) se conjuguer en
« engagements » (au pluriel) diversifiés et complémentaires. Et c’est ce jour- la que j’ai acquis la
conviction que nulle circonstance ne pourrait justifier de ne pas s’engager (formule que j’emprunte à l’Organisation
Mondiale Contre la Torture), conviction dont j’adoucis souvent les
contours à ma manière, en rappelant l’adage – slogan qui dit : «
de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » (ou l’inverse, je
ne le sais plus.)
A ce niveau de mon palabre, je crois qu’il est naturel que j’en
tire quelques conclusions :
- L’ « engagement » est en fait «
engagements »,
- tout un chacun devrait « s’engager » pour une cause ou
une autre, à un niveau ou à un autre et ce selon ses capacités, ses
disponibilités ou ses préférences,
- Tout « engagement » peut générer un risque, un
sacrifice ou des désavantages. C’est pour cela
qu’ « engagement » signifie aussi « militantisme » ou
« militance ».
- Tout engagement quel qu’il soit contribue à faire percer des
« changements » profitables à l’ensemble des gens, populations ou
humains,
Mais que suis- je entrain de faire là ? Ne suis- je pas sur
le point de marcher sur des plates-bandes qui ne sont pas miennes ?! Trêve
de « conclusions » donc !
Cependant comme je m’étais « engagée » avec les
organisateurs à pérorer une trentaine de minutes, permettez- moi de vous retenir encore pour une toute dernière petite
histoire.
Une fois l’ancien dictateur parti ou « dégagé » on est
venu (des gens dont Lech Valesa et des institutions comme le PNUD pour ne citer
que ceux-ci) sont venus nous convertir à la « transition
démocratique » et à son corollaire la « justice
transitionnelle » .Le prêche nous a séduit et nous y avons cru. Puis
d’autres gens (des pays ceux- là !) sont venus nous promettre pas la lune
ou la réalisation de nos revendications mais l’au-delà. Le prêche nous a séduit
et nous leur avons livré notre présent et notre futur avant de réaliser qu’ils
étaient des larbins et des « faux ». Puis sont venus des cohortes de
« séducteurs » de tout acabit qui nous ont petit-à-petit conduits à
avoir peur et alors on leur a livré le pays, nos rêves et l’essence même de
l’espoir que notre « engagement » a généré.
C’est ainsi que certains d’entre nous se sont « gourés »
et sont partis se consumer dans des guerres qui ne les concernent point ou se
sont mis à jouer, localement, au méchant loup, que d’autres ont cherché un
espoir alternatif dans le désespoir, et que certains ont été jusqu’à déserter
ou à « vendre leurs âmes au diable ».
Et l’on a cru que tous les « changements » que nos
« engagements » et notre « militantisme » (« militance »)
ont réussi à mettre en route allaient partir en fumée.
Mais ne voilà- t –il pas que la jeunesse crée, une nouvelle fois
la surprise et reprend l’étendard et le flambeau avec l’espoir de redresser la
situation et de revenir sur le chemin aboutissant inéluctablement à leur
attentes.
Les prémices de ce dont je parle s’appellent « non, je ne
pardonne pas ! », se déroulent un peu partout dans le pays et
rencontrent une répression assez farouche.
Ce mouvement et d’autres prouvent bien, à mon humble avis, que
des lames de fond continuent à agiter notre pays, que les
« engagements » perdurent, se multiplient et se diversifient et que
des « changements » profonds ne cessent de se profiler dans notre
société et dans notre conscience.
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